
Pierre Ganz : Lutter contre la mésinformation et la malinformation est un enjeu démocratique – Ecrit par Julie Chansel
Pierre Ganz, interviewé par Julie Chansel, a été journaliste pendant 45 ans dans l’audiovisuel public et privé français comme reporter, responsable d’équipes ou de magazines, rédacteur en chef et directeur. Ancien vice-président de l’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI), il est secrétaire du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM). Chaque mois, il publie une chronique sur un point concret de déontologie dans la Lettre de L’Union de la Presse Francophone (UPF)*. Entretien.
Julie Chansel : Que dire de la mutation des médias confrontés à la nécessité qu’ils ont de développer, en interne, une cellule dédiée au fact-checking. Comment voyez-vous cette évolution?
Pierre Ganz : Le journalisme depuis qu’il s’est installé comme pratique professionnelle repose sur la vérification de ce que l’on dit et écrit, sur la vérification des faits. C’est la base même du métier de journaliste. Le journaliste n’écrit pas ce qui lui passe par la tête et doit maîtriser les tenants et les aboutissants de sa démonstration. Il ne faut pas tout d’un coup découvrir la base du métier. Les journalistes, qu’ils soient de n’importe quel service, politique ou économique, etc. doivent faire ce travail avant publication d’un article ou d’une dépêche. Faire du fact-cheking quelque chose de nouveau, c’est nier l’existence du journalisme. Je m’inscris en faux contre la nécessité pour une rédaction de dédier une partie de ses équipes à la vérification des informations, car cela sous-tendrait que le reste de la rédaction ne le fait pas. Si l’on parle spécifiquement des services dédiés au fact-checking, on parle d’un journalisme qui va répondre à des questions qui se posent sur des informations qui n’ont pas été produites par les équipes du journal. C’est un journalisme de vérification des propos des autres et de ce qui circule sur les réseaux sociaux. Qu’il y ait aujourd’hui un besoin de contrer l’inflation d’information non-professionnelle dans un but démocratique, j’en suis convaincu. Un des outils pour contrôler cette information fausse, excessive, maligne, orientée, etc. peut-être les équipes de fact-checking. Mais ce n’est pas une obligation pour les journaux. La plupart des médias français ne le font pas. Certains le font parce qu’ils font une analyse éditoriale et politique, selon laquelle la société est traversée par des courants d’information divers. Certains ont pour but d’informer le public de la réalité, d’un point de vue journalistique. Les autres, non. Donc une des réponses à apporter peut être une équipe dédiée au fact-checking, car les médias peuvent répondre à la mésinformation ou la malinformation. Mais il n’y a pas que les médias qui doivent répondre à cette dérive qui a une vingtaine d’années. L’éducation aux médias est aussi un levier, tout aussi important si ce n’est davantage.
J.C : Un média a-t-il besoin, aujourd’hui, d’une part pour être crédible et d’autre part pour établir une proximité avec son public, de faire du fact-checking?
P.G : Je ne sais si les médias qui ont une cellule dédiée gagnent des lecteurs. Ils y gagnent en image. D’autant plus que, ce faisant, ils assument leur responsabilité d’informateur professionnel dans une société démocratique. Les rédactions face à cette énorme question démocratique qui est posée aujourd’hui de la circulation de « mésinformation/malinformation » se posent la question de leur responsabilité. Mais, c’est aussi une mode et les médias ne doivent pas être les seuls à répondre à une demande ponctuelle. L’AFP a réalisé en un an 700 articles de « debunkage », de démontage de malinformation ou mésinformation concernant le Covid ou consacrés aux questions de santé, mais cela a répondu avant tout à une nécessité pour les médias eux-mêmes qui n’ont pas forcément de spécialiste santé ou scientifique et c’est une utilité pour le grand public à travers les réseaux sociaux, pour toucher des gens pas encore convaincus de ce qu’ils lisent. En ayant une analyse différente, ils peuvent être enclins à ne pas laisser se propager cette malinformation : là, oui, cela a une utilité.
Il y a une maladie, ancienne, qui est devenue endémique dans les sociétés contemporaines, qui est la circulation à grande échelle de fausses informations, d’informations malines ou malignes et parmi les réponses à apporter, il y a l’éducation aux médias, la responsabilisation des plateformes sans nuire à la liberté d’expression qui doit être défendue envers et contre tout et le travail des professionnels de l’information, les journalistes, dans des rubriques spécialisées ou au fil de la couverture de l’actualité.
Ce qui est peut-être utile, c’est que soit enseigné dans les écoles de journalisme les outils développés depuis une dizaine d’années qui permettent de vérifier rapidement des faits dans l’univers numérique.
J.C : La création du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) en décembre 2019, peut-elle aussi être une réponse à cet enjeu démocratique ?
P.G :Le problème à la fois simple et insoluble auquel sont confrontées les sociétés contemporaines, c’est que là où il y avait cinq informations il y a un siècle, il y en a 5 000 aujourd’hui. Par le truchement des notifications sur les smartphones, les réseaux sociaux, etc. il y a un flot continu d’informations. Cette « infobésité » ou cette dérive de l’information pose des questions qui demandent un travail de fond, de longue haleine, comme l’éducation aux médias. Comme on apprend à lire, comme on avait avant des « leçons de choses », il faut aujourd’hui apprendre dès le plus jeune âge, à identifier une information qui établit les faits au plus proche de la vérité avec tous les réflexes et réflexions que cela suppose, d’une information orientée ou destinée à tromper le lecteur. Il y a eu depuis les attentats de 2015 une prise de conscience et donc plus d’argent public destiné à l’éducation aux médias, mais je pense qu’il faudrait que cela soit une matière obligatoire, au même titre que l’instruction civique ou la philosophie. Au quotidien, il y a le travail de journalistes qui tiennent des rubriques de démontage de la malinformation/mésinformation. Et en appui ou en complément, le travail de différentes instances, comme le CDJM qui travaillent et informent sur le respect de la déontologie. Il y a une panoplie d’outils dont les sociétés démocratiques doivent se doter.
Le CDJM peut apporter un lieu où le public peut poser des questions sur un thème précis : est-ce que l’information que je lis est faite selon les canons de la bonne information journalistique, dans les bonnes règles de la bonne pratique que l’on appelle la déontologie ? Il n’a pas d’autre vocation. Il y a dans quelques médias des médiateurs, moins de dix en France et principalement dans les grands médias du service public, à l’exception du Monde, et de Sud Ouest je crois, qui est le seul grand quotidien régional à en avoir un. Mais sinon, où se plaindre, vers qui se tourner quand on est un citoyen lambda et que l’on estime que la déontologie n’est pas respectée ? Aujourd’hui, il y a le CDJM, qui est un des outils qui peut aider à améliorer la qualité de l’information et la capacité du public à comprendre ce qu’est une information professionnelle recoupée et vérifiée et qui respecte le contradictoire. Si l’on prend l’affaire Valeur actuelles et l’article** que ce journal à consacré à Danièle Obono, il y avait là un acte journalistique qui mettait en cause la dignité humaine de Madame Obono. Le CDJM s’est contenté de dire que cet acte journalistique ne respectait pas une règle que l’on retrouve dans la Déclaration des droits et des devoirs de Munich***, dans la charte de la Fédération internationale des journalistes et à peu près partout, qui est que le journalisme respecte la dignité humaine et ne représentera pas une personne dans une situation humiliante pour elle. Le CDJM est une association qui fait profession d’une expertise en matière de déontologie journalistique et qui peut être saisie par tout un chacun pour avoir un éclairage sur ce sujet. Les avis du CDJM sont un avis parmi d’autres, ce n’est pas une décision de justice qui tranche quelque chose.
J.C : Le législateur peut-il aider à lutter contre cette malinformation ou au contraire rendre plus difficile le travail des journalistes ?
P.G : Les journalistes ne sont pas et n’ont jamais été les seuls producteurs d’information dans la société. Il y a les communicants, les publicitaires, Monsieur Dupont qui discute au café, etc. Il ne faut pas ramener le problème de la crise de l’information aux journalistes, lesquels agissent au sein d’une société donnée. Avec la loi du 29 juillet 1881 la liberté de la presse en France fait l’objet d’une consécration particulière. Elle consacre en quelque sorte la liberté d’expression et son corollaire, le droit à l’information. La lutte contre la diffusion des fake news a, par exemple, fait l’objet de différentes lois (une loi organique et une loi ordinaire relatives à la manipulation de l’information pendant les périodes de campagne électorale promulguées en décembre 2018). Mais, il est vrai que différentes lois sont venues mettre à mal la loi de 1881 et compliquent de fait le travail des journalistes. Avec la proposition de loi pour une sécurité globale préservant les libertés, ce qui risque de se passer c’est une confusion chez les forces de l’ordre entre un journaliste qui fait son travail et une personne qui veut nuire à la police.
Propos recueillis par Julie Chansel
*http://journalismeetdeontologie.unblog.fr/
**Fin août 2020, l’hebdomadaire ultraconservateur publie une « fiction » dépeignant Danièle Obono, députée La France Insoumise, en esclave, enchaînée, un fer au cou. Choqué par cet article, un lecteur avait saisi le CDJM qui avait considéré que cet article n’était pas conforme à la déontologie du journalisme.
***La très claire et précise Charte de déontologie de Munich (ou Déclaration des devoirs et des droits des journalistes) est signée le 24 novembre 1971 à Munich. Souvent méconnue des journalistes eux-mêmes, elle reprend en 10 devoirs et 5 droits, les principes de la Charte des devoirs professionnels des journalistes français écrite en 1918 et remaniée en 1938, pour y préciser les droits permettant de les respecter. Au principe du secret professionnel a par exemple été ajouté un devoir jugé essentiel, celui de la protection des sources d’information des journalistes.